69. Spleen de septembre
Septembre. Temps frais, soleil, une route. Un pas après l’autre. De petits ponts qui surplombent des rivières presque asséchées. Une fine poussière dansant dans le vent. Arbres et prairies. Pas d’autres bruits que nos pas et quelques chants d’oiseaux. Une voiture, de temps à autre, qui nous croise.
La campagne qui nous entoure, si nous étions dans un conte, on la qualifierait de riante. Je ressens le poids du temps. Chacun de nos pas efface le précédent. Chacun de nos battements de cœur est un de moins, et non un de plus.
Septembre, c’est le commencement de la fin. Comme tout cela a été bien agencé pour nous : février, son temps gris et froid, la saison où l’on tremble, où on cherche vainement à se protéger des vents glacés qui vous percent jusqu’au cœur. Avril, mai, et le soleil, et la libération. Avant que ne vienne la chaleur de l’été, la culmination de tout. Et puis l’automne, la neige de novembre qui arrive alors que tout est sur le point de finir. Le service est comme le raccourci saisissant d’une vie. Avec ses deuils, quand nous quittent ceux qui étaient là avant nous. Les naissances, les nouvelles amitiés, quand arrivent les « bleus ».
Septembre, et une marche comme tant d’autres. Pour la première fois, la nostalgie est là, d’autant plus douce qu’elle n’est pour l’instant que le regret de ce qui est encore, et qu’elle me permet de vivre avec plus de force ces moments simples, dans la conscience de leur prochaine cessation. Mon cœur, déjà, se prépare à ce grand arrachement. Pouvoir arrêter le temps ! Pouvoir être éternellement ce jeune homme parmi d’autres, qui marche sans but, sans lendemain, qui n’éprouve nulle peur, qui n’a pas besoin d’espoir car tout ce qui compte lui appartient. Ce jeune homme endurant, aux pieds infatigables, pour qui toute lassitude n’est que la promesse d’un repos délicieux, toute douleur l’occasion de faire preuve de courage, toute injure d’un quelconque cuistre un prétexte à faire face, à se montrer ironique et fier. Pour qui tout homme est un camarade, tout camarade un frère.
Nous marchons. Une marche sans objet, sic ce n’est, comme de coutume, que de développer notre endurance et nos muscles. L’été est encore là. Il est d’autant plus beau qu’il décline. Nos vêtements ont pris la douce patine de l’usure. Ils montrent quelques petits accrocs, comme nous avons nos cicatrices.
Une halte. Le plaisir simple de l’eau fraîche de la gourde, que nous aspirons à petites gorgées. Mes menues discussions. Les sourires. Oui, c’est vrai, j’en prends conscience maintenant, nous ne manquons jamais, quand nos regards se croisent, de nous sourire.
C’est bon de vivre et d’être jeunes. Être à jamais ces jeunes gens qui marchent sur le bord d’une route, posant leurs pas sur les ombres courbes de lignes électriques. Être l’eau de ce ruisseau, à droite, dans la prairie, qui coule sans se tarir ni se troubler.
Je laisse mes pensées vagabonder.
Mais ces moments furent-ils vraiment ?Quelle est la part d’éternité en eux ? Ces instants, d’harmonie avec tout ce qui vit ?
Je sais. L’espace et le temps ne sont qu’illusions bornées par l’esprit. Cette route est à jamais en moi, comme les murs de la caserne, le bruit cadencé de nos pas, le cri des armes. Tout cela se mêle. Il n’est pas jusqu’à ces instants, dans le couloir glacé où F… me dominait de toute sa carrure, et me promettait l’enfer, où ne se retrouvent d’amères douceurs. Oui, je suis prêt à revivre cela, à enfermer à nouveau mon âme dans cette prison absurde. Mais si fraternelle…
Je dois imprimer à jamais ces instants dans mon corps et mon esprit. Avant de pouvoir plus tard, quand je serai plus âgé, retourner à volonté au cœur de cet incompréhensible. Le revivre plus naïvement peut-être, comme un soldat, et non comme un étudiant. Avoir plus de courage. Y compris celui de pleurer. Y compris celui de dire au frère choisi à quel point on l’aime.
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