68. La « Musique » se promène


 




C’est le plein cœur de l’été. Une nouvelle fois, la section « Radar et Musique » se voit privée de permission ce dimanche pour une prestation musicale dont nous ignorons les raisons. Nous nous préparons à contrecœur. Alors que nous nous rendons « sans idée de manœuvre » au bâtiment musique, je respire sans joie l’air moite qui pèse lourdement sur le régiment presque désert. Picardie, en ce week-end, n’appartient pratiquement qu’à nous. Nous voyons juste passer un petit camion qui vient de relever un planton de la compagnie de liaison et de renseignements – celle dont les soldats pilotent des motos – partis faire son tour de garde à Pelleport.

Nous embarquons rapidement nos instruments de musique dans les soutes des deux petits autocars blancs. « Tracer ». Nous sommes vêtus de nos pantalons de treillis de parade, des rangers soigneusement cirées et équipés des lacets blancs – en fait, de la ficelle, qu’il est toujours très difficile d’empêcher d’être souillé par le cirage et qui, fut son absence d’élasticité, demande un laçage long et soigneux. Les vestes de treillis, avec pucelle compagnie, grade, fourragère double et épaulettes sont suspendues dans leurs housses transparentes, et se balancent dans le couloir central des véhicules. Nous sommes assis nonchalamment, les jambes allongées de biais, chacun d’entre nous disposant de deux places.

Nous partons, comme c’est souvent le cas, pour une destination que nous ignorons. Le chef Jorban a vaguement cité un nom de commune, mais qui ne me dit rien. Il faut beau. Assis à gauche, au deuxième rang, je regarde le paysage défiler devant mes yeux en essayant de déterminer où nous allons. Jusqu’à Epinal, puis Bourbonne-les-Bains, je nous situe sans peine. Une fois quittées les Vosges, je perds rapidement tout sens de l’orientation. Nous n’empruntons pas de grands axes, mais seulement des routes départementales étroites mais bien revêtues, qui courent au milieu de sous-bois, de champs, de collines mollement vallonnées. Les panneaux ne font pas mention de directions de grandes villes. Au bout d’une heure, puis de deux, je ne sais plus exactement si nous sommes au Sud de la Champagne ou au Nord de la Bourgogne. Je renonce à mes interrogations, me contentant de jeter un œil à un paysage ondulé ponctué par endroits de petits bosquets, paysage typique d’une campagne française qui pourrait être celle de Moselle, de Normandie, de Sologne ou bien encore de ce Berry que « nous » avons libéré un demi-siècle auparavant. Le ronronnement du moteur a sur tous un effet apaisant, et les sautillements réguliers du car sur ses suspensions achèvent de nous endormir à moitié.

Sébastien Leprince, assis devant moi, me dit :

« Alors comment ça va, Séb ?

-Tout va bien, Séb. Mais la route n’est pas bonne. A force de faire des va et vient de haut en bas, ça me stimule, je crois bien que j’ai attrapé une solide érection.

-C’est marrant, ça me fait le même effet, rigole Leprince. »

Puis nous replongeons dans notre silence ensommeillé.

Le car oblique soudain, empruntant une départementale étroite. Nous sommes bientôt arrivés.

Le village qui apparaît soudain, bâti sur une colline qui domine à peine la campagne environnante, parait à peine un lieu-dit. Le premier être que j’aperçois est un vieux lévrier qui se marche maladroitement devant une maison. Le chien n’a plus que trois pattes. Je le désigne à Leprince, et je dis :

« Tu as vu ça ? C’est tellement loin de tout que même les clébards ne sont pas normaux, ici ! »

On s’arrête enfin, sur une place de mairie qui sent bon la France profonde. Il n’y a pas foule. Peut-être une cinquantaine de personnes, dont quelques Anciens Combattants décorés, devant un monument aux morts. Nous descendons, nous nous habillons, nous prenons nos instruments. On se met en rang pour notre prestation. La moitié de la section est sur un trottoir, l’autre moitié dans la rue. Je suis le plus mal placé, ayant un pied en hauteur et l’autre plus bas. Je m’en accommode en me décalant légèrement.

Prestation musicale typique. Court discours du maire, Marseillaise, Marche de Robert Bruce, Marche des Cent Suisses. Repos. Remerciement des personnalités de ce minuscule village.

Et c’est à ce moment qu’arrive une section Musique toute semblable à la nôtre, mais venue d’Allemagne ! Que sont-ils venus faire là, eux aussi ? Pourquoi cette double invitation ? Nous ne le saurons pas, car nous partirons avant qu’eux ne jouent.

Nous aurons seulement le temps de les voir marcher au pas. Et surtout de les entendre. Mais qu’ont-ils donc comme chaussures ? Car ces jeunes gens qui nous ressemblent, dont les treillis ne sont pas si différents des nôtres, font en marchant, ce terrible bruit de bottes qu’on n’entend plus que dans des films relatant cette période de l’Histoire si particulière, quand les gens disparaissaient dans la nuit et le brouillard.

*

Retour en bus, sommeil, la grande caserne de Sarrebourg qui nous accueille, presque vide de tout occupant. Un moment d’irritation, car en revenant à la compagnie d’appui, on apprend que la réservation de nos « repas froids » n’a pas été faite auprès de l’ordinaire. Les protestations fusent :

« Avec l’activité militaire normale ajoutée à la musique, cela fait plus d’un mois qu’on n’a pas eu de perm ! En compensation, on aimerait au moins pouvoir bouffer ! »

L’adjudant Jorban fait ce qu’il peut. Nous sommes bientôt en possession de trois gros cartons que nous ramenons dans une chambrée, avant de faire la distribution. Chacun a son petit filet avec boîte de pâté, confiture, petits beurres, et quelques autres victuailles permettant de composer un pique-nique décent.

Nous mangeons paisiblement, heureux finalement de ce casse-croûte improvisé dans nos chambrées. Le Soleil brille encore sur la place d’armes. Le mat du drapeau tinte légèrement. Les ombres s’allongent. Bientôt les douches accueilleront des corps raidis par le parcours, l’eau chaude nous rendant délicieusement las.

Fin d’une journée tranquille en fin de compte, une journée de silence amical et de délectable oisiveté. On recommencera à être militaires demain.

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