67. deux jours comme « caporal – incorpo »
Le sous-lieutenant Kinz a demandé des volontaires pour être « caporal-incorpo », c’est-à-dire pour passer deux jours à la compagnie d’appui, conduire un groupe de jeunes arrivants lors de leurs passages au coiffeur, à l’habillement, à la visite médicale, et leur apprendre les premiers rudiments avant qu’ils ne soient confiés à leurs véritables cadres. Finalement, deux soldats sont désignés : Denis Couvard et moi.
Je suis impatient de pouvoir retourner dans les bâtiments de la onzième compagnie, de pouvoir revoir les choses mais de l’autre côté, avec cette assurance qui est maintenant la mienne. De pouvoir juger ce temps de cauchemar à l’aune de mon expérience présente.
Denis Couvard et moi mettons nos plus beaux treillis, portons fourragère, pucelle régimentaire, et mêmes galons aux épaules comme notre appartenance à la musique nous le permet. Nous partons à pied pour la compagnie, en échangeons quelques mots.
« Cela va nous faire drôle », dit Denis, avec sa concision de « ch’ti ». Je ne saurais mieux expliquer les choses.
Notre bon vieux capitaine de la onzième en personne nous accueille. Je me souviens encore de ces paroles pleines d’humour, au rassemblement du départ de la marche fourragère :
« Il fait beau, tant mieux, mais je dois avouer que je n’en suis pas entièrement responsable. »
Une petite réunion a lieu dans son bureau. Il nous félicite de notre parcours, qu’il a suivi de loin, nous dit-il. Nous sommes de bons éléments, et il heureux de nous revoir. Il nous parle de la responsabilité qui est la nôtre, nous souhaite bonne chance, et on nous confie enfin chacun un groupe. Denis et moi nous apercevrons à peine pendant ces deux jours. Chacun vivra avec sa dizaine d’appelés, c’est-à-dire le contenu d’une chambrée.
Je les salue courtoisement. C’est un contingent de fin d’année, et les étudiants semblent mieux représentés que dans celui où j’ai été incorporé. Espérons que les cadres qu’ils auront seront plus doux que les miens, pensé-je. Je leur serre la main, leur précise qu’ils devront m’appeler « caporal » quand un gradé sera dans les environs, mais que je ne vois pas d’inconvénient, pendant ces deux jours, que nous nous appelions par nos prénoms.
Coiffeur, habillage, infirmerie. Je guide mon petit troupeau, en douceur, absolument pas désireux de les « prendre en main » comme je l’ai été, certain que les vrais cadres s’en feront un plaisir dans quelques jours.
Le soir dans la chambrée, je leur apprends le salut, le garde-à-vous, et comment se présenter devant le lieutenant qu’ils rencontreront le lendemain matin. L’un des appelés, un hindou qui porte le doux nom de Natchilarame Viraragavane, s ‘obstine à m’appeler « Mon Caporal », même dans la chambrée, et à me considérer comme si j’étais au moins un colonel. Je le mets à l’aise du mieux que je peux.
Le matin du deuxième jour, mon petit groupe attend dans le couloir, non loin du bureau du lieutenant. Je leur fais répéter quelques « garde-à-vous » et « repos » collectifs. Je leur donne quelques derniers conseils, d’un ton uni et amical, aussi peu militaire que possible:
« N’oubliez pas de vous mettre au garde-à-vous avant de saluer. La première fois, on ne pense pas à tout, et on salue les jambes écartées, au repos. Je m’y suis laissé prendre comme tout le monde. Vous verrez, on finit par découvrir qu’ici, quand on respecte les formes, on peut disposer d’une certaine liberté. »
Je pense en souriant à ce que F… eût dit à ma place. Certainement quelque chose comme :
« Bande de couilles de loup ! Pas foutu de saluer correctement ! »
F……
F… !
Il est là. Il vient d’arriver dans le couloir.
J’ai un frisson. Je songe à cette fameuse soirée, à la longue marche dans le régiment, à la terrifiante heure passée ce petit bâtiment isolé où les trois gradés avaient voulu éprouver mon courage. J’ai un instant d’hésitation, puis je me retourne vers mon groupe, les remet au garde-à-vous et au repos deux fois, comme si de rien n’était.
« Impeccable », dis-je, « vous vous débrouillez tous très bien. »
Et à ce moment, je fais semblant de m’aviser de la présence du sergent, qui discute avec je ne sais qui. Je m’approche de lui, je le salue.
« Bonjour, sergent !
– Bonjour, T… . »
Je ne sais alors quel diable me pousse. Je fais quelque chose de prohibé. Je prends l’initiative de tendre la main vers le sergent. Tendre la main le premier vers un supérieur est une faute de protocole.
Mais F…, décontenancé, me la serre en retour. Je braque un instant dans ses yeux un regard que je tâche d’être aussi inexpressif que possible.
Puis je me retourne vers mon groupe. Je les regarde un à un. Je leur souhaite de ne pas avoir F… comme cadre. Et je savoure me force nouvelle. Je ne suis encore qu’un petit soldat appelé, pour quelques mois. Mais déjà j’ai commencé à être plus fort que l’idée de rancune.
Mais quelle rancune ? Et pourquoi ai-je serré la main de F… ?
Par défi ou… par reconnaissance ?
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